Capote militaire de Pierre Charbonnier

CUFF-LINKS n°4

En 1916, Pierre, mon Père avait 19 ans. Son frère aîné, Louis était à la guerre. Bien que mon Père portât des éperons de cavalier sur ses chaussures de ville pour agacer son Père, il était d'un pacifisme banal mais se sentit obligé de s'engager. Comme Louis, il fut versé dans la cavalerie, re-éperons.

  
Et le voici au front, rampant dans la boue des transmissions, et fort mal accueilli par les anciens qui se foutent de lui en l'engueulant pour s'être jeté volontairement dans une merde où ils pataugent, eux, depuis deux ans. Providentiellement, si l'on peut dire, légèrement gazé, il est évacué sur Lyon.

Dans sa chambre d'hôpital, d'autres blessés, dont le fils Rocher (Cherry-Rocher), d'où une perpétuelle orgie de chocolats fourrés à toutes sortes de liqueurs, accélérateurs certains de la guérison...

Son frère est tué...le 10 novembre 1918. Ma grand'Mère ne s'en remettra jamais, qui préférait Louis à Pierre. Papa le "rigolo" adorait Louis le "sage"; ils s'entendaient à merveille.

Bientôt démobilisé, mon Père reçut quelques sous et un titre de permission pour rentrer gratuitement en train, à Vienne (Isère), 31 kilomètres. Et surtout, il toucha, pour pouvoir se réinsérer dans la vie civile, une superbe capote toute neuve en drap, bleu-horizon.

Bourrée de naphtaline, elle fut prestement et définitivement "soignée" dans une armoire familiale.

Quinze ans passèrent. Mon Père, qui a toujours aimé les habillements "différents", souhaitait porter à nouveau ce chaud vêtement militaire bien connu en guise de manteau, ce qui ne manquerait pas de plaire à ses amis de la Coupole et du Café de Flore.

De passage à Vienne, il chercha sa précieuse capote, et ne la trouvant pas, il demanda à sa Mère où elle l'avait mise. Et ma grand'Mère, comme toujours forte de ses droits, de ses origines bourgeoises du sud-ouest et raide comme son monolithique quant-à-elle, lui répondit:

- Ta capote ? Et bien, je l'ai RANGEE, rangée dans DES BOITES.
- Comment ça, dans DES BOITES ? lui demanda mon Père, interloqué.
- Je l'ai découpé en lanières bien propres, que j'ai roulées, et rangées dans DES BOITES, oui; elle encombrait, et comme cela elle ne craint rien, mites et autres...
-En somme, de ce magnifique vêtement, seul bon souvenir de cette guerre imbécile, tu as fait des bandes molletières imbéciles et totalement inutilisables...

Il l'aurait tuée! Il n'a même pas voulu voir les imbéciles cercueils de carton. Ma grand'Mère, pendant l'autre guerre, faute de laine, se servait de ce robuste drap pour renforcer les talons de mes bonnes chaussettes d'avant 1940, qui, du coup n'entraient plus dans mes chaussures..! Quelle dérision. Je n'ai jamais osé le dire à mon Père.

Ma Grand'Mère paternelle était une femme d'ordre. Toujours d'accord avec ceux qui représentaient l'ORDRE, donc avec le gouvernement, quelqu'il soit: "Vive Daladier ! Vive Pétain ! Vive De Gaulle !" Elle aimait ranger, surtout faire de la place. Elle avait fait enlever par "l'homme" la modeste baignoire-sabot de la salle de bains pour faire de la place !

Mon Père, jeune, pour de toutes autres raisons, avait réussi à faire enlever par un ferrailleur, ni curieux, ni scrupuleux, la vieille baignoire en cuivre-métal stratégique et précieux - d'ailleurs peu utilisée, de ses parents sans qu'ils s'en aperçoivent..

Mémé Charbonnier aurait pu entreposer sans peine cinquante capotes militaires dans ses belles armoires de famille en bois d'arbre. Mais le vide, le net, c'était tellement mieux, tellement plus propre. Des charmants fauteuils de son petit salon viennois, je n'ai jamais vu les tapisseries anciennes, d'époque: housses, housses, housses ! Ce n'était plus des fauteuils, mais des fantômes.

Cela me fait penser aux automobilistes qui mettent d'horribles housses customagic élastiques, aux dessins Kandinski-modifiés-Années cinquante, sur les sièges de leurs autos; ces autos seront revendues trois fois, et recustomisées chaque fois au goût (?) du nouveau propriétaire.

Quand la "Pijou" expirera au sommet d'un amas de caisses pourries, dans une casse de Sidi-Bel-Abbès, on pourra, en soulevant, ému, les lambeaux de l'ultime housse, faire enfin apparaître au grand jour les garnitures d'origine, absolument comme neuves, des sièges aujourd'hui défoncés, conçues et dessinées par les talentueux stylistes de Monsieur Jacques Calvet d'Automobiles Peugeot.

Cette femme, en tout, exemplaire, droite et austère, Alésienne, Cévenole, donc forcément un peu protestante, faisait toujours son devoir, mais sans effusions inutiles. Son ange gardien, sa dernière et seule domestique, son unique partenaire aux cartes... et qui avait élevé ses deux fils, Eugénie-Ardéchoise-Coeur-Fidèle, était une Sainte déguisée en laïque. Elle était toute de gaîté, de tolérance, d'involontaire fantaisie.

Elle dormait, indifférente, dans une chambre glacée, sans jour, derrière la triste cuisine. Eugénie la douce chèvre frugale, nourrie de châtaignes dodues, était "le" double inconnue de ma chère Grand'Mère maternelle, Marthe Mellot, celle qui avait envoyé promener sa Nièvre natale et son héritage pour faire du théâtre. Elles avaient le même visage aux pommettes saillantes, le même regard tendre et décidé, la même moue douce et amusée, les gestes vifs, l'allure légère, le détachement, les bras maigres mais toujours généreux, "à la ville comme à la scène", la même tête, au-dehors et au-dedans, le même coeur.

Troublant tête-à-tête que deux doubles qui se rencontrent. Se reconnaissent-ils, qu'ont-ils à se dire ? Eugénie et Marthe se sont rencontrées, mais beaucoup, beaucoup plus tard.

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