Chirurgien Leibovici, Omaha Beach, amant 49

Frédéric Rossif (Animaux, Télé, Nüremberg), né à Cetinje, au Montenegro, le 14 août 1922, engagé dans la Légion Etrangère, avait, après Monte Cassino et la campagne d'Italie, débarqué en Provence le 15 août 1944 avec la 1ère Armée du Général de Lattre de Tassigny. Lorsqu'il voulut, ultérieurement, se faire naturaliser Français - ces Monténégrins ne doutent de rien ! - un autre concierge gardien de l'espèce, lui répondit qu'il n'avait aucun papier valable et que, de surcroît, il était entré en France CLANDESTINEMENT ! Il est mort, reconnu, à Paris en 1990.


A -t-on bien vérifié les passeports de Willie and G.I. Joë, de Bill - "Up Front" - Mauldin, de Sad Sack et autres juifs-nègres, le 6 Juin 1944, à Omaha Beach ? Et ceux des 197 soldats américains de la Compagnie "A" du 116ème Régiment de la 29ème Division, dont 189 seraient tués ou blessés dans les dix premières minutes du débarquement?... Un "vray" Français, de sol, de sang, de naissance, exaspéré par l'imbécillité en progression géométrique constante, autoalimentée, de sa Patrie en danger par cela-même, a-t-il le droit de demander à être dénaturalisé?

Mes parents finirent quand même par rentrer. Ils avaient de nouveaux amis, chic, genre Ambassades, et des Chinois obséquieux, collants, pas comme j'aimais, affairistes, vaguement arrivistes, avec des noms chinois comme dans les "Pieds Nickelés" et dans un genre nouveau, des copains aux yeux très bordés de cernes noirs, un peu négligés, très gentils, qui fumaient leur provision d'opium dans leurs chambres d'hôtel de Saint Germain des Prés, en rêvant qu'ils étaient encore alanguis au fond de quelque petit jonque hospitalière de la Baie d'Along.

Dans le salon du Faubourg Saint Honoré, il y avait des chuchotements, des conversations shuntées entre ma Mère et ses copines, très femmes du Gouverneur, dès que j'apparaissais. Et de temps en temps, un grand type qui dictait directement au téléphone, en anglais, des articles au "Chicago Daily News"; il fumait du tabac hollandais et avait en permanence une moue un peu méprisante accrochée à sa pipe et un ineffaçable accent wallon.

Il m'épatait un peu. C'était le genre nouveau N°2, le style désinvolte floppy...Il m'apprit à taper à la machine sur une "Underwood n°5", il m'apprit qu'un bon article de journal doit contenir toute l'information dans le premier paragraphe. Plus tard, fin 1939, très installé (=incrusté) "chez nous", pendant la "drôle de guerre", il me fit lire un "Livre Blanc" anglais.

Celui-ci dénonçait les premiers camps de concentration allemands: Dachau, Orianenburg - Sachsenhausen (créés en 1933); Ravensbruck, réservé aux femmes, créé en 1934; Buchenwald, créé en 1937; Mauthausen créé en 1938...Les premiers occupants de ces camps étaient des Allemands, communistes, antinazis et, surtout, en priorité, naturellement, des Juifs...sauf ceux dits UTILES !


"Lébo", notre ami, le grand chirugien Raymond Leibovici, aristo-communiste, bon vivant et désintéressé, travailla sans problème pendant toute l'"Occupation" avec son étoile jaune cousue bien en évidence sur sa blouse, en particulier lorsqu'il opérait des officiers allemands ! Il n'en tua aucun ! Ach lé bonn Doktoeur juivé sehr utill'eu!

Dans un tout autre genre, il y eut aussi Joanovici et Mendl, récupérateurs-chiffoniers-ferrailleurs de génie, qui ne savaient ni lire ni écrire mais qui savaient compter et sur qui les Allemands pouvaient compter. "Joano" était vraiment très vilain; il ne se dédouana in extremis (Août 1944) en arrosant "Honneur de la Police", fraction résistante de la Police parisienne...(Deux lignes à mettre intégralement entre guillemets !)

Je lus ainsi avec ahurissement et horreur que les SS qui gardaient les camps emmenaient des prisonniers sur des routes désertes, les faisaient courir, terrorisés, devant les camions, les poursuivaient de plus en plus vite, et que, toujours en roulant, ils les abattaient à la mitrailleuse, en rafales.

Il est bon de rappeler que, le 30 septembre 1938, quand Messieurs Daladier et Chamberlain allèrent, constipés, serrer les mains d'Adolf Hitler et de Mussolini, et signer les honteux accords de Munich, bon nombre de ces camps existaient déjà depuis plusieurs années, et fonctionnaient rondement, ce qu'ils ne pouvaient ignorer ! Les lâchetés se payent toujours par de misérables défaites et des millions de morts.

Je ne me méfiais pas de ce providentiel frère ainé, pas encore, d'autant qu'il m'apprenait un métier, celui de journaliste, le futur mien. Innocent, je m'étonnais bien un peu de son aisance, de sa familiarité dans la maison, surtout quand ce bon Gustave était à la caserne en uniforme de 2ème classe coupé par Sulka.

Je n'aimais pas trop que mes parents lui aient donné et ma chambre, et mon lit. Je n'aimais pas trop qu'il tutoya de temps en temps ma Mère comme pour rire, ou plus probablement me faire comprendre un secret, assez moche, dont je ne souhaitais être ni informé, et encore moins complice.


Toutes les digues avaient cédé. J'avais fui la Sorbonne et la licence d'Allemand, et la Préparation Militaire Supérieure, deux activités parfaitement de saison...Je démarrais dans la photo, dans le cinéma, on me payait, je pouvais m'acheter les saddle-shoes de chez Madélios dont je rêvais. Comme le temps des leçons était terminé, je n'allais pas en donner à mon tour. Je n'avais ni à comprendre, ni à excuser. Les événements qui se précipitaient, balayeraient, rendraient tout dérisoire.

En juin 1940, Gustave m'a donné les clefs de la Chrysler. Il partait pour Londres. On s'est embrassé, très fort. Il pleurait. Mais ce n'était pas à cause de la défaite annoncée, ni parce qu'il quittait la France, Paris, le doux système. Ce n'est pas pour cela qu'il pleurait, l'homme honnête, mon bon Gustave. Quand il est rentré d'Angleterre, en 1944, c'est chez lui que je suis allé habiter, naturellement. Je ne m'étais pas méfié, lui non plus, du bernard l'hermite de passage; ça n'aurait servi de rien; il fallait bien qu'il passe, que ça se passe: ça s'appelle "Seven year itch".

Quand je suis tombé, comme je m'y attendais, sur le brillant séducteur en question qui palabrait dans les fumées du bar de l'Hôtel Norfolk à Naïrobi, je ne lui ai pas fait le décompte des dégâts dont il était la cause. Ma Mère et Gustave, chacun de leur côté, avaient refait leurs vies, la mienne commençait. 

Les dégâts l'auraient fait sourire, avantageusement, comme une victoire, comme il sourit bêtement avec une médiocre méchanceté, en évoquant négligemment sa "brave" petite conquête. C'était donc un grossier mufle, lâche, car il sut ne pas prêter flanc à la gifle, à l'insulte publique. Le monocle, sur son mauvais oeil, lui épargnait les maux de tête, mais pas un ridicule, rédhibitoire, définitif.

Ma mère m'avait rapporté, quelques belles cravates anglaises en soie à dessins cachemire, et des pyjamas en rayonne blancs avec des dragons brodés, "made in Hong-Kong", déjà, évidemment. Mais, elle me ramena surtout des boutons de manchettes d'Air-France, en métal argenté, avec, en relief, LE symbole: la "CREVETTE".

J'ai longtemps cru qu'il s'agissait d'un hippocampe simple. Puis j'ai opté pour Pégase, cheval ailé mythologique, né du sang de Méduse, décapitée par Persée, et qui aida Bellerophon à combattre la Chimère, monstre fabuleux, mi-lion, mi-chèvre, mi-dragon. Le pégase est d'ailleurs un curieux poisson de l'Océan Indien, cuirassé à la Robocop, et autres nageoires pectorales très développées, en forme d'ailes. Il ressemble, avec l'air beaucoup moins gentil, au charmant hippocampe. 

Enfant, je voyais cette "crevette" sur le fameux planisphère d'Air-France, lithographie décorative, aux couleurs suaves, oeuvre de Lucien Boucher, signée. Encadré sur le mur de l'entrée de l'appartement, je passais devant sans cesse. il me faisait mollement rêver, la mollesse indécise de l'âge ingrat. Je n'étais nullement occupé ou préoccupé par d'hypothétiques ou souhaités voyages; encore moins par de grands voyages comme ceux que je ferai en direct, dès 1950 et pendant 40 ans.

Cette "Crevette" fut conçue par Loïc Costa de Beauregard en 1933, année de la création de la Compagnie Nationale. Le Pilote-PDG Maurice Noguès (1889-1934), ancien d'Air-Orient pour qui il réalisa le premier vol Paris-Saïgon en 1931, imposa cet hippocampe ailé, symbole de l'union Air-Mer. 

Maurice Noguès périt carbonisé, le 15 janvier 1934, ainsi que les neuf autres passagers, dans la catastrophe historique de l'"Emeraude": le trimoteur Dewoitine 332, F-AMMY, ancêtre du 338, pris dans la tempête au retour de son premier vol commercial Paris-Saïgon, perdit une aile et s'écrasa à 300kmh, à Corbigny, dans la Nièvre.

Ces précieux boutons de manchettes, chargés de légende, allèrent rejoindre les deux autres paires dans la boîte rouge de tabac Dunhill.

Printemps 1996. Les postes françaises sortent un superbe grand timbre, vert ou bleu, à 50 francs, avec, gravé par Monsieur Jumelet, le Dewoitine 338, de face et de profil, FOX-ALPHA ROMEO INDIA ECHO. Dans le petit bureau de postes d'Argentière (74400), il me saute presqu'au cou, moi qui lui cours après depuis des mois dans les archives d'Air-France et les souvenirs toujours incroyablement vivants, comme pondus de la veille, de la Mère Nénette, ma bonne Mère, qui, à quatre-vingt-quinze ans, sent toujours bon le bois de Santal de Mysore, du collier acheté à Rangoon, on the way back.

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