Les anciennes quincailleries de Paris, 35

Dans le genre magasin extraordinaire, feu la "Quincaillerie centrale" de la rue des Martyrs, où l'on trouvait "de tout" dans ce qui se plante, qui se visse, qui s'accroche, et où les commandes se baladaient au plafond dans des petites bennes, de service de téléphérique nain.
Ou sa cousine du boulevard Beaumarchais, providence des couvreurs, bûcherons et maçons. Ou le "Bazar d'électricité", du boulevard Henri IV qui vend tout ce qui éclaire et que si vous y trouvez pas chez eux, vous y trouverez  nulle part. 
 
Ou Weber-Métaux, rue du Poitou où on trouve toute la ferraille plate, brute, et en T, et en L, et en rond, comme une réserve sombre qui sent le fer des défuntes "Forges de Vulcain" remplacées par... Damart, toujours la chaleur. Ou Christ et Rudel, rue de Reuilly, dans le faubourg (Saint A., pas St H.) ou pas un bouton de guêtre, non, pas une poignée de porte, de placard, de tiroir ne manque. Ou Dehillerin, rue Coquillière-les-Halles: de la batterie de cuisine pour les cantines de la Régie Renault, aux couteaux de Jack l'Eventreur, et aux bonnets de mitrons.

Ou Lescène-Dura, rue de la Verrerie, tout pour la cave: tonneaux, bouchons et tire-bouchons, égouttoirs à bouteilles pour ready-made de Marcel Duchamp, et bouteilles vides contenant un petit bonhomme sur une échelle en bois incolore, et sans saveur que l'on remplira de gnôle forcément du pays. Ou Chomette-Favor, toute la vaisselle pour restaurants et brasseries jusques aux chalumeaux et aux cure-dents...et aux metteurs en scène. 

Ou le sous-sol du Bazar (de l'Hôtel de Ville) jardin sonore des tentations du bricoleur qui se croit plus malin que le plombier introuvable, le serrurier bizarre et le démonstrateur maison roublard et flatteur. Ou Auto-Axe, avenue de la Grande Armée, pour les fous du volant Nardi, du siège-baquet compétition, des effets de sol, des boules en écaille pour levier de vitesse, et qui eux aussi se croient plus malins que le garagiste contestable de la grande ville.

Dans le Marais, il n'y a pas que la Place de Vosges et les Hôtels XVIIIème; il y a aussi des promenades bientôt historiques tout autant, si l'on ne préserve pas ces lieux magiques. Course aveugle au Trésor, on y cueille mille objets inattendus, on apprend. Ces objets modestes et innocents, inconnus de nous, mais familiers des silencieux Compagnons du Devoir, deviennent des conversation-pièces de salon, des quizz, tant ils sont mystérieux; mais est-ce vraiment, pour eux, une promotion ?

Je me souviens de cette dame, un peu ronde, un peu trop bien maquillée, un peu trop favorite de harem, riche et même pas snob, sortant de l'Hôtel de Crillon, et lançant à son chauffeur: "Let's go to the Bazaar!", lequel chauffeur partait aussitôt, sans hésitation, en direction de la Place Vendôme. Bazar, en persan, veut dire en effet marché.

1938. Dans ce Bazar, alors bien vivant et auquel je viens de présenter, avec soixante ans de retard, une folle famille, celle des Bazars bizarres, ma Mère m'avait emmené, car comme tous les adolescents, j'aimais que l'on m'achète des habits neufs, et surtout qu'ils soient différents de ceux des camarades du lycée, et dans des magasins également différents. 


J'adorais "Old England", les chandails et les bas des clans écossais, les solides chaussures en zébu avec des petits dessins à trou, qui me faisaient parfois traiter improprement de cacatoès, ce perroquet indien était blanc! Mes ignorants labadens n'avaient pas encore rencontré de toucans ni d'aras, plus écossais, dans le genre Amérique du Sud. 

Qu'auraient-ils dit de cette veste écossaise dont je rêvais après avoir vu "Fantôme à vendre", de René Clair en 1935, REFUSEE, "tu n'y penses pas"; laquelle veste et les pantalons écossais surgirent, en 90, chez les confectionneurs, horreur!

J'aimais, dans un tout autre style, quand mon Père m'emmenait sur les marchés de la Drôme, où il nous achetait des costumes en velours à côte, avec des vestes de garde-chasse, des chemises sans col, bleu foncé, avec des petites étoiles blanches, le ciel, sur la peau. Quand je revenais de vacances, très différentes, elles aussi, passées avec mon Père et cette chère Boubou, vêtu de la sorte et coiffé par surcroît d'un feutre marron, mon allure de marchand forain, un peu gitan ne plaisait pas du tout au 58 Faubourg (Saint H.). 

Quand nous dégustions, tous les trois, dans un champêtre petit café des bords du Rhône, entre Tain l'Hermitage et La Roche de Glun, une "charmante tomme" avec du Cornas, Papa disait toujours:"Tout pour moi, rien pour Boubou!" Bête, mais tordant.

En plus de l'émerveillement dans ce magasin dédié aux choses de la mer, aux souvenirs amoureux, aux coquillages qui parlent entre eux, ma Mère en m'achetant, trois choses, d'abord utiles, m'offrit, en réalité, et sans le savoir trois cadeaux-culte: un chandail de marin, à col roulé, bleu marine, avec une ancre tricotée, en réserve, sur le devant; une large ceinture en cuir tressée avec encore une grosse ancre de marine en bronze, pour bloquer les tresses; et une paire de boutons de manchettes dorés, d'officier, avec bien entendu une ancre en relief, tenus par une chaînette métallique.

Je les ai toujours, et aussi la ceinture, et le sweater, increvables. Ils n'ont pas "bien vieilli", ils sont simplement parfaitement vivants.
Ce sont mes premiers boutons de manchette d'homme. Ils sont, comme les autres boutons de manchette qui ont suivi, doucement, rangés dans une boîte plate, ronde, en fer, de tabac Dunhill standard mixture, à étiquette rouge, ramenée d'Angleterre la même année. Lovés dans l'arrondi de cette boîte, des bracelets pour montre, coloniaux en toile blanche ou kaki lavables.

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