Lycée Condorcet: anciens élèves, profs illustres, 48

CUFF-LINKS N°3 ( Suite et fin )

En 1938, donc, j'étais seul à Paris, sans parents avec juste mes "gens". Je faisais mon devoir, c'est-à-dire mes devoirs d'un derrière distrait et apprenais, prudent, mes leçons, comme un volatile psittacidé imbécile et ennuyé, de telle sorte qu'aujourd'hui, je n'ai eu le temps de RIEN LIRE et n'ai rien retenu de ces soit-disant indispensables pensums, sans l'ingurgitation desquels on n'a pas son bachot, du verbe bachoter.




Aucun rapport avec une bachotte: tonneau pour transporter les poissons vivants. Sans bachot, on est une merde, une merde sans avenir, écrasée, séchée au bord d'un trottoir.

Profitant d'une dangereuse indépendance, je décidai un beau matin, de m'offrir, en pleine semaine, une "masse gratinée", séchant ainsi, délibérément, une composition qui ne m'attirait pas du tout. Le lendemain, je fus donc convoqué chez le "surgé" qui me demanda une excuse écrite de mes parents, attestant de mon indisposition passagère. 

Je lui avais dit, quel horreur, avoir "rendu", en plusieurs épisodes, mon café au lait, etc etc. Les parents mentent bien, parfois, eux aussi, au surveillant général, quand cela les arrange, par excuse interposée, apportée par le cher petit garçon complice, mais dont le sens moral inné est néanmoins désagréablement dérangé.

Je dis donc, très naturellement, au surgé, que mes parents étaient en Chine, ce qui était vrai, et que par conséquent...


- "Allons, Charbonnier, vous êtes un bon élève (j'avais envie de lui dire, sans blague qui c'est qui vous a dit ça...), ne me racontez pas de sornettes!" - "Mais je vous assure, Monsieur, mes parents sont en Chine, c'est pour cela que je ne puis vous fournir une excuse "officielle" écrite." - "Alors, maintenant, Charbonnier, ça suffit, les parents d'élèves ne vont pas en Chine, hein, s'il vous plaît. Je veux, dès cet après-midi un mot écrit de Madame votre Mère." - "Bon, bon, oui, je vous l'apporterai tantôt." dis-je, l'air honteuzéconfus, misérablement penaud, de circonstance.

Grâce à ce pauvre homme, crétin malgré lui, sans imagination, je pris dorénavant l'habitude de faire avec discernement et modération, les excuses moi-même, sur les vraies cartes de visites gravées, alternées de Gustave et de ma Mère; je leur avais même inventé des écritures très parents d'élèves qui ne vont pas en Chine: ingénieur des Mines précis, femme du monde amie des Arts...

Cet homme, pas méchant, ne demandant qu'à croire les mensonges conformes, aurait pu, tel la charmante Lady de Dijon, me demander avec une curiosité candide de vieil enfant, retrouvée:

"Alors, Charbonnier, cette Chine, c'est comment ? Qu'est-ce qu'elle vous raconte, votre Maman, dans ses lettres ? Et les timbres, oh, si vous pouviez, je n'ose pas, enfin je collectionne. L'Exposition coloniale, vous y êtes allé, j'en suis sûr avec des parents comme les vôtres, le Temple d'Angkor, grandeur nature; il ne lui manquait, m'a dit un gardien "indigène" en costume khmer, que les chauve-souris, les singes et les serpents...Alors, ils sont aussi allés en Pologne vos parents... en automobile, en plein hiver, comme Napoléon, enfin si on veut..."

Et bien non. Pas de question, pas question. Et bien oui, il l'a eu son joli mot d'excuse à l'ancienne, cousu main, moulé à la louche et cuit au feu de bois de Chêne et de hêtre. Je ne lui ai pas fait l'affront de lui apporter une douzaine de lettres avec les timbres et des tampons étranges, et des photos "in situ" des parents avec des Chinois devant des pagodes qui n'étaient pas celles du Maréchal Lyautey pour l'Exposition de 1931, au bois de Vincennes. 

Mon oncle André, le frère de ma grand'mère, avait servi la France, administrative, à Konakry, en Guinée, quand celle-ci était encore en Afrique Occidentale française. Sanglé dans des costumes stricts, collés au corps, avec des chaussures strictes cirées chaque jour, avec ses petites moustaches et son air gentiment content d'exister, il avait l'air d'un Officier de cavalerie et de réserve et en retraite, séducteur latin pour cinéma non parlant. Je l'aimais bien, et ses antécédents africains firent, sans doute, que ce fut lui qui me cornaqua à ladite Exposition. 
Très à l'aise avec les nombreuses personnes de couleur, encore appelées Nègres, et fort nombreuses en ce lieu, il employait avec elles des mots étranges à la sonorité épaisse et lippue, auxquels lesdits Nègres répondaient, surpris et ravis, à l'homme blanc avec des mots également chantant, aux sonorités de contrebasse. Il me dit que c'était la langue des "indigènes", le "OUOLOF", dont il avait retenu quelques bribes. Dès lors, je sus que indigène voulait dire: Nègre.

C'est devant le rocher des singes, avec cet Oncle colonial justement, que, saoûlé d'exotisme, ivre de marches instructives et de poussière, j'ai découvert, avec ravissement la désaltérante fraîcheur du demi-panaché. Angkor-Toutankharton, les babouins poilus et rigolos, le ouolof, le demi-panaché, quels souvenirs!

Et bien tant pis pour le Surveillant Général. Les gens qui ne rêvent pas ne vivent qu'à moitié. Après tout, d'ailleurs, apportant les preuves irréfutables de mes dires, je me serais définitivement privé de la liberté du mensonge forcé. Alors !

Pendant l'Occupation, j'ai croisé sur un sinistre quai de la gare de Valence, dans la pénombre noir-bleue défense passive, un grand oiseau maladroit, bien maigre; les honnêtes gens étaient maigres, en ce temps-là. J'ai reconnu le proviseur du Lycée Condorcet. Il avait les mêmes vêtements, encore plus qu'avant un peu trop portés. 

Il m'a fait de la peine, cet homme, vieilli, l'air un peu affolé, pas habitué à voyager à des heures pareilles en dehors des périodes de vacances scolaires, à être bousculé, à prendre les trains d'assaut, à rester à quatre debout dans les chiottes de 3ème classe, du P.L.M., faute de place. Si, si, c'était comme ça, et nous, les jeunes, on se marrait en montant par les fenêtres des bonnes femmes qui hurlaient ! Il avait fui quoi, ce malheureux? Il n'était pas juif, il n'était pas nègre, ni gitan, ni pédé, ni zazou. 
Quand aux résistants actifs, ils n'avaient jamais l'air traqué, ça valait mieux et en même temps cela pouvait paraître suspect. Lui, c'était MONSIEUR le Proviseur, l'universitaire respecté qui remettait les beaux livres rouges reliés avec les titres dorés à chaud, à la distribution des prix, présidait les goûters de la Saint Charlemagne.

Il venait aussi donner les notes des compositions dans les classes. - "Bonjour, M'sieur Carr, ça va bien". M'sieur Carr, disait-il immanquablement à notre élégant prof' de 3ème, Français-Latin-Grec, en Prince de Galles gris. 


Il se trompait toujours dans l'énoncé des noms des élèves: Monscourt, enrhumé perpétuel, fils de médecin, qui repliait proprement, en quatre, comme une petite serviette à thé brodée à festons, son répugnant mouchoir plein de morve, devenait Mouscar; Durécu, le Cauchois devenait Deman et Pierre Henck, le prix d'excellence permanent, devenait Harrek !

M'sieur Carr lisait "Marianne", le " Nouvel Obs' " des années 1930, dirigé par Emmanuel Berl. Ca me paraissait très "in", car mes parents, très gauche-tweed, le lisait aussi. Il y avait des photo-montages de Hertfield, très antinazis... Berl serait le mari de Mireille (et Jean Nohain) et le rédacteur des premiers discours du Maréchal Pétain. Celui-ci, à 84 ans, avait, lui aussi, la mémoire courte, oubliant momentanément ses ignominieuses ordonnances antisémites du 3 octobre 1940...

Alors, dans cet éclairage lugubre de défaite, je suis allé vers mon Proviseur en détresse, pour le saluer.

Je lui ai dit: "Bonsoir Monsieur le Proviseur..., vous me reconnaissez ? Charbonnier Jean-Philippe, j'ai fait toutes mes études depuis la dixième à Condorcet, le petit, le grand, tout...?"

Mais notre cher, tendre et paisible vieux lycée surgissant dans la nuit du malheur a tragiquement, dangereusement réveillé le pauvre somnambule. Je lui ai fait mal pensant au contraire lui faire un petit plaisir.

Il a hésité, et d'une voix hachée, m'a répondu furtivement:
-- "Oui, oui, alors oui, bonsoir...merci!". J'étais scié. Cet homme était perdu. La monstrueuse défaite l'avait mis K.O. debout. Son univers de probité, de sérieux, de travail, de rigueur - un peu trop - s'était écroulé, sur sa tête. Combien de têtes, alors, ont été à tout jamais fracassées.

1992. Rue du Havre. La lourde porte de Condorcet est ouverte. J'entre. Rien n'a changé, la grande cour grise, en pente, avec les panneaux de basket, les murs, la forme des fenêtres, les sons, sourds, courts, ou pointus; la salle de gym' grillagée, parfumée à la sciure humide, un peu moisie, où un trapèze se balance tout seul.

Grandiose arrêt sur image, gigantesque photographie en noir et blanc, à la taille réelle. Cette intemporalité immobile me saute à la figure d'un seul coup; je pourrais sauter, moi aussi, à travers cette "découverte" de cinéma comme Donald O'Connor dans "Singing in the Rain". Mais me saute dessus un flic-concierge, insulaire lointain, qui me demande ce que je veux, ce que je cherche, où je vais, et ne me laisse pénétrer dans SON lycée, ce con...MON lycée, qu'à la condition de lui laisser ma carte d'identité !

Comment expliquer à ce primate primaire un innocent rendez-vous, toujours remis, avec des souvenirs.

Il y avait maintenant des filles, des garçons, qui fumaient et me parlaient; ils avaient compris, eux, pourquoi j'étais là. Il n'y avait rien de triste, de nostalgique, puisque rien n'avait changé. J'étais bien, j'étais chez moi, à ma place. Et pourtant j'en avais bavé, mon amour, avant d'avoir eu vent de vous mon amour...J'avais haï ces travaux forcés, cette angoisse de l'échec plantée à tout jamais en moi comme un poignard que l'on ne peut arracher, au risque de perdre tout son sang. Mais j'avais adoré l'architecture bien géométrique, comme les tableaux de mon Père, du grand Condorcet.

Le couvent des Capucins de Saint Louis d'Antin, construit en 1781 par Alexandre-Théodore Bongniart, devenait, en 1804 Lycée Bonaparte par arrêté consulaire du même. Il fut Bourbon, Fontanès et enfin Condorcet. Il conserva toujours sa charmante cour palladienne à colonnes formant cloître, sur laquelle donnaient la classe de M'sieur Carr et celle de Monsieur Alaterre, professeur de dessin, que Gustave avait eu, à Lyon, en 1915... J'avais aussi beaucoup aimé le grand jardin du Lycée Henry IV, aux vastes cours bordées de facades un rien primitif Flamand. 

La liste des anciens élèves et profs illustres de Condorcet donne le vertige. Commençons par les amis de mon grand'Père Alfred Natanson: Tristan Bernard, Pierre Bonnard, Edouard Vuillard, Ker-Xavier Roussel, Henri de Toulouse-Lautrec, Romain Coolus, Jean Cocteau, Léon Blum. 

Ensuite, trois présidents de la République: Sadi Carnot, Casimir-Perrier, Paul Deschanel. Et maintenant par ordre vaguement alphabétique: Bergson, Henry Bernstein, Victor Basch Barbusse, Pierre Blanchar, Louis Bréquet -  André Citroën - Déroulède, Maurice Denis, Claude Dauphin, Marcel (Bloch) Dassault, Dumas fils, Jacques Dutronc - de Flers et Caillavet - Deux Goncourt, Guerlain, deux Gallimard - Hausmann - Jacques Laurent, Lehmann (Galeries Lafayette), Laquionie (Printemps), Pierre Lazareff, Labiche - Jean Marais, Maginot - Jean Nohain - Francis Poulenc, Marcel Proust - Rothschild (3), Jules Romains, Louis Renault - Sainte-Beuve, Schoelcher, Eugène Sue - Maurice Tourneur, Felix Tournachon (=Nadar) - Valery, Verlaine - et moi, et moi, et moi ! 
Et les quatre frères Natanson. Et aussi quelques profs sans importance: Mallarmé, Pagnol, Daladier,et Jean-Paul Sartre. Il y en a dix pages comme ça et je ne cite que ceux qui m'intéressent. On imagine une classe formée par ces soixante élèves au Q.I. maximum, l'explosion !

Quel beau plateau pour une émission de télévision de rêve. 

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