Mémoires Charbonnier: ma mère Annette Vaillant 65

On connaît le "pretium doloris", mais quid du "pretium tristitiae" ? 

Les assureurs m'ont donné trois sous forfaitaires, plus voleurs que les voleurs souples et trop malins pour être honnêtes. Quand bien même j'aurais réussi à leur extorquer la vraie valeur vénale de ces objets chargés d'histoire, de magie, de chaleur, il en allait de cela comme des décorations posthumes, des prises d'armes dans la cour des Invalides devant les cercueils alignés, ceints du drapeau cache-mort. Cela n'aurait pu ressusciter le témoignage d'amitié fugitive, mais violente, de Doña Rosario, les musiques et les jets d'eau, ni les parfums slaves et lointains de ces parents beaux et tristes, parfois...



Alors je me suis mis à tenir farouchement aux rares vestiges d'une petite splendeur d''autrefois qui sont parvenus jusqu'à moi. Une belle soupière en argent, ovale à double fond, genre coupe Davis, pour le borchtch violet, bouillant, ou le punch glacé; deux chandeliers Empire en bronze doré, le Plan de Paris au XVIIIème siècle où je trouve ma vieille rue de Barres: il est constitué de 20 planches commandées par Michel-Etienne Turgot, Prévôt des Marchands, plan levé et dessiné par Louis Bretez (1734-1789).

Précieuse aussi, la tête de Jules Renard en plâtre sculptée par Sacha Guitry et dédicacée à la pointe, à mon grand-père; (Sacha et Charlotte Lysès furent les témoins de ce grand-père à son mariage). Jacques-Henri Lartigue me fit le cadeau-surprise, soixante quinze ans plus tard, de la photo qu'il avait faite de Sacha touche-à-tout entrain de réaliser cette tête. Il y avait aussi l'affiche de "La Gitane" par Lautrec représentant ma grand-mère dans le rôle principal; cette pièce de Jean Richepin, ayant eu peu de succès et une brève carrière au Théâtre Antoine, ses affiches en étaient d'autant plus rares. Oui, je l'ai vendue, cette affiche de famille, mais le moins mal possible, grâce à la protectrice et amicale compétence d'un autre Zagrodski. Cela m'a permis d'installer harmonieusement mon premier vrai appartement, bien à moi, petit et sur mesure, rue du Pont Louis-Philippe, qui m'offre, avec un émerveillement constant, la plus belle vue de Paris qui soit.

Tolérant, doux et compréhensif, Pépé ne m'aurait certainement pas tenu rigueur de cet abandon nécessaire. Mais, je n'ai pas oublié cette "Gitane", chez qui, en somme, j'habite.

Mon pauvre Pépé, dans les années vingt, avait pu éponger les ruineuses folies, les pertes consécutives à de périlleuses entreprises de Thadée, son frère utopiste, géant et léger, ogre parfumé, Diaghilev plus Orson Welles. Pour cela, il lui avait fallu, lui aussi, vendre. Et il vendit deux petits Renoir que ma mère adorait: un petit soldat en pantalon rouge, fumant sa pipe et une femme brune sous son ombrelle. Mais jusqu'à sa mort prématurée, en 1932, jamais il ne s'était plaint, ni n'avait manifesté la moindre amertume. Mais ma mère, elle, en fut très affligée; elle les regrette encore.

Ah, comme j'aimerais que ma mère me donne pour ses cent ans, Bonne Sainte Vierge, faites qu'elle atteigne cet âge et davantage, qu'elle me donne, qu'elle me prête le tableau de Vuillard qui la représente à trois ans, follement ressemblante avec ses anglaises, assise devant son père qui lui lit, dans "Les Contes d'Andersen", "La Petite Sirère", ou "Le Compagnon de voyage". Elle le regarde en souriant; lui est de trois-quarts sur un canapé recouvert d'un tapis ancien; ce tapis est chez moi, au grenier, vénérable et vénérée relique en loques, tapis volant en orbite autour d'un siècle exceptionnel.

Ce tableau est toute ma vie en résumé: l'enfance de ma mère Nénette, le grand-père qui m'a élevé, Edouard Vuillard, son ami le plus cher, présent jusqu'à son lit de mort; le gentil "Monsieur Vuillard", que Maman embrassait, enfant, dans sa barbe à l'eau de Cologne, que j'embrasserai moi aussi, enfant, bien plus tard, chaque soir, dans un château fantôme, aujourd'hui disparu.

Disparus, oncle Alexandre, le magnifique, Oncle Thadée, le prodigue. Mort, mais pas disparu l'esprit de leur "Revue Blanche". Jamais disparu, blotti au fond de mon coeur, non jamais disparu, mon cher Pépé qui, lui, était simplement généreux.

Et voilà, THE CUFFLINK SAGA IS OVER. Il reste des yeux, non pour pleurer, mais pour rêver encore un peu.

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