Mémoires Charbonnier Guerre 39-45, uniforme 51

3 SEPTEMBRE 1939 - 17 HEURES

On a les guerres que l'on mérite. Merci aux lâches de septembre 1938, à Münich.

Le 3 septembre 1939, la Grande-Bretagne, puis la France, déclarent la guerre à ces toujours mêmes Allemands. Frémissements patriotiques, mobilisation générale, mêlée cependant de résignation, Actualités Pathé à la gare des Guerres, la Gare de l'Est.

Crainte rétrospective du 2 septembre 1870 à Sedan, ou prémonitoire du 13 mai 1940...à Sedan ou de la Grosse Bertha, bien vieillie, bombardant à nouveau l'Eglise Saint-Gervais à Paris, comme en 1918, distribution massive de bien seyants masques à gaz, abris et sacs de sables entortillant l'Obélisque, papier gommé sur les vitrines, écoliers et chefs-d'oeuvre du Louvre évacués en hâte vers la province, incitation de la Défense passive à "quitter Paris sans délai" par les "trains d'éloignement", il n'en fallut pas plus pour que des parents raisonnables m'expédient à la campagne - j'ai toujours eu HORREUR de la campagne ! - où je pourrai "réviser" et préparer sereinement le pas encore "mon" bac de philo.


Dix mois plus tard, les défaites françaises, dues tant à l'imbécillité du Généralissime Gamelin qu'à une Ligne Maginot inachevée, engendrèrent une "sainte trouille" alimentée et amplifiée par les rumeurs savamment distillées par la 5ème colonne allemande, et ce navrant cocktail fit brutalement sortir les Français abrutis de leur léthargique "Drôle de guerre", et les précipita sur les routes, dans une débâcle sans précédent, paralysant ainsi nos derniers combattants au profit de la Wehrmacht.

Je ne vais pas écrire un livre sur l'aube cette guerre autrement moins glorieuse que la Grande, sur cette autruche pas drôle et qui s'enfuit sur ses pattes maladroites, jusqu'à son crépuscule, la poignée de mains de Montoire. Des centaines de vrais historiens ont expliqué pourquoi et comment les Français avaient, sauf certains, tourné le dos à leur passé.

En septembre 39, ce fut un départ pépère. J'atterris près de Sancerre, où un cousin, Alphonse Mellot, élevait et vendait un excellent Pouilly Fumé. André Anselin, encore un cousin de ma Grand'Mère Marthe, et qui habitait aux Amelots, berceau de la famille, nous prêta, une ferme sans emploi ni commodité(s) à Sainte Gemme(Cher), où le "Bon Papa" Mellot naquit le 26 septembre 1840.

Nous disposions d'une grande pièce aux murs crépis décrépis, mais avec poutres devenues, avec le temps, apparentes, plus une chambrette où je dormais dans un lit-cage en fer, avec barreaux. Je partageais cette piecette avec l'Oncle André, mon guide de l'Exposition Coloniale. Plus que jamais, et pour nier l'inconfort total, il se tirait chaque jour à quatre épingles, et déambulait, souriant, sous sa fine moustache, costume croisé, chaussures étincelantes, dans cet accueillant hameau très très rural.

Denise, la soeur de ma Mère, complétait le trio des "réfugiés". C'était une jolie, fort séduisante et bien roulée jeune femme, pas vraiment morale mais assez comique. Elle n'était pas étrangère au premier divorce de ma Mère...Elle recevait dans une autre micro-pièce, son amant et futur mari, un ouvrier d'aviation intéressé, mais beau mec, qu'elle avait connu sur le "Normandie" qui l'avait ramenée de la "World's Fair" de New-York, en juillet.

Je dessinais des fresques sur les murs du "living", avec des craies multicolores, exécutant sans le savoir, des "tag". Tout en sifflotant "Honeysuckle Rose", version Django Reinhardt, le long de chemins enchantés, très Trénet, je révisais, sous le doux soleil de l'été finissant, je révisais, sans trop y croire. Et puis, il y avait la guerre. Alors le bac, hein ?

Mais j'avais un compte à régler avec les études. Je ne souhaitais avoir ce bac que pour pouvoir dire enfin:  
"Maintenant, ils ne m'auront plus !"

Et les moissonneurs moissonnaient, les vendangeurs vendangeaient, et ils mangeaient et buvaient, dans la poussière des batteuses, devant l'ancestrale machine à vapeur; installés sur des tréteaux, parlant fort, comme dans les tableaux de Breughel-le-Vieux, il y en avait de très jeunes, des femmes, des très vieux, car les jeunes étaient mobilisés. Ce magnifique tableau bucolique vivant, tout doré dans ma mémoire, m'avait fait alors oublier pourquoi j'étais là, et la guerre bizarre et le bac.

J'adore les greniers, les recoins oubliés; on y trouve toujours le même genre de choses: des cartons à chapeaux, des abats-jours cabossés, des vieux journaux passionnants aux titres disparus, jaunes et craquants, des malles en osier, des bouteilles biscornues, des voitures d'enfants pour poupées et des poupées mutilées, des vieilles T.S.F., style Tudor, à lampes, proposant de lointaines stations étranges, surtout nordiques, Hilversum, Göteborg et Kalundborg, Beromunster, voire Schenectady (N.Y.), des lits en cuivre, des parapluies désarticulés, infermables et inouvrables, dans un silence étrange de magasin d'accessoires, de coulisses de théâtre, un jour de relâche. Trésors conservés par la poussière et les toiles d'araignée. Crottes de souris.

Il y a des choses qui vont de grenier en grenier, de déménagement en déménagement; on en sème parfois, plus ou moins exprès; de combles bien secs elles descendent dans des caves humides où elles moisissent et se mettent à sentir le rat. Et on les abandonne, on les oublie, lâchement, comme d'aucuns leurs vieux chiens, attachés à un arbre sur une aire de repos éternel d'autoroute; et pourtant on les a choisies, aimées; mais elles, elles ne vous oublient pas, on ne voit pas leurs larmes, ni celles des enfants orphelins de leur bon chien. 
Les gens qui, dans de sympathiques ou douteuse brocantes, les découvrent, ces choses sans identité, mais avec un passé, doivent les traiter avec égard, avec amour, pour leur redonner vie, pour les mériter, pour leur faire oublier que d'autres les ont laissées. Les recueillir comme un chien, un chat, un oiseau, abandonné, maigre, blessé, effrayé, et pourtant toujours fidèle. Comme un homme seul qui n'a plus rien.

Dans le grenier de notre "villa", par terre, dans un angle du toit gisait de tout son long fripé, un uniforme que les mites n'avaient pas épargné. Il n'était pas bleu horizon, la couleur hélas à la mode, mais noir. Il avait tous ses boutons, ronds et bombés, non comestibles, noirs d'oxydation. Les frottant au "Miror", ils apparurent en argent, brillants à souhait, comme pour une revue de détail. Au centre une grenade, autour de laquelle était écrit ECOLE DE CAVALERIE. 
J'étais fort surpris de la présence en cet endroit sans gloire, d'un tel uniforme n'ayant pu appartenir, évidemment, qu'à un jeune officier du Cadre Noir de Saumur. Ce bel uniforme sans âge et sans nom méritait mieux que cette mort lente. Je trouvais ces boutons,enfin ressuscités, superbes, élégants et sobres, je ne pus résister, et en dépouillais l'inconnu; je n'avais nulle mauvaise conscience, car je saurais ainsi ce qui pouvait l'être encore.

Tout occupé que j'étais par la préparation, sans conviction, de ce maudit examen, dans des conditions néo-burlesques, et flottant dans l'insouciance lointaine et déracinée de ma jeunesse, je ne songeais pas à en savoir davantage sur ma belle découverte suivie de larcin, et en particulier sur l'identité de l'homme en noir. Mais je savais très bien ce que je ferai de ces boutons, une fois retourné à ma "base".

Je passais donc - limite...- MON, enfin mon bac à Nevers et à Dijon (voir plus haut), villes saintes pour moi, où je dis à jamais adieu à d'abhorrées études, et rentrais à Paris que je n'aurais jamais du quitter.

Il fut décidé, "tabula rasa", que je ferais à la Sorbonne, une licence d'Allemand...et de la Préparation Militaire Supérieure, deux remarquables idées, collant parfaitement aux événements du moment !

Dès mon retour, je priais Marguerite, notre fidèle bonnatouff, de me coudre en boutons de manchette les plus petits boutons d'argent du, disons, Lieutenant de cavalerie inconnu, un Anselin, sans doute, comme le cousin propriétaire de la fermette non aménagée de Sainte-Gemme. Je les rangeais avec les trois autres paires dans la "Still going strong" boîte ronde Dunhill.

Sentant que l'on ne reverrait pas de sitôt certains chefs-d'oeuvre du cinéma, je me gavais de Marx Brothers ("Un Jour aux courses", "Panique à l'hôtel"), de "Hauts de Hurlevent", de "Drôle de drame" et de "Jour se lève", de "Broadway melody", le dernier Fred Astaire, de "Chevauchée fantastique". Je m'offris quelques disques culte: "Naguine" et "Echoes of Spain" (redite incitatoire involontaire de Django R.), "Lady be good", "Automne" et "Daphné", accordéon jazz-musette de Gus Viseur, "Sing, sig, sing !" de Benny Goodman avec l'extraordinaire leçon de batterie de Gene Krupa que j'avais découvert dans "Hollywood Hôtel" et "Piano stomp" de Lionel Hampton. J'étais paré pour une prévisible disette. Alors, direction Marseille, Toulon, Bandol.

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