Mémoires Charbonnier: Leica M6, Cartier-Bresson 67

En 1954, débarquant à Koweït de l'avion des Middle East Airlines, mais cette fois l'appareil prêt autour du cou, à peine lâché sur la place principale de Koweït City, je vois arriver une admirable femme voilée, en noir, drapé sublime, avec, sur la tête, une vieille Singer à taille fine, le tout se découpant sur un fond blanc brûlé de soleil. Je la photographie aussitôt, fébrilement, panoramiquant sur 180 degrés, cinq vues en rafales. J'étais enfin soulagé. Le Bon Dieu et Allah, qui se connaissent bien, m'avaient mis en pénitence pendant quatre ans mais enfin pardonné, et récompensé.

Il ne faut pas croire cependant qu'une photo qui vous a échappé une fois se représentera ultérieurement. La photo d'événements même quotidiens, ordinaires, image du fugitif, est le type même de ce que l'on ne peut remettre au lendemain. Tristan Bernard: "Pourquoi remettre au lendemain ce que l'on peut faire le surlendemain?" ( En anglais "remettre au lendemain" se dit "procrastinate", mot barbare très médical). Je n'ai d'ailleurs JAMAIS rencontré à nouveau dans un pays musulman une autre femme ainsi couronnée. Dieu sait pourtant si cet usage est répandu, et cette machine à coudre à l'épreuve du temps.

Les deux règles-clés du reportage sont énoncées par Henri Cartier-Bresson, qui s'y connaît: "Le hasard fait bien les choses, mais on a la veine que l'on mérite". Aux innocents les mains vides ! N'oublions jamais que c'est la photo qui prend le photographe et non pas le contraire. Le sac tout-prêt d'autrefois est une belle ânerie, le temps de l'ouvrir et l'oiseau est envolé. 


C'est le photographe qui, mais sans obsession, doit être toujours prêt, au "stand by", c'est à dire réceptif. Un pianiste ou un Chinois sont pianistes ou Chinois même quand ils dorment, quand ils ne font rien de musical, d'oriental, de même un vrai tographe, comme disait le Grand Robert (Doisssneau), l'est, même quand il dort, même lorsqu'il ne fait pas "clic-clac".

Il n'y a pas de photos inintéressantes, et la pire des banalités devient historique une milliseconde après la prise de vue. Que dire alors de cette "koweïti" quarante ans après; rien que sa machine à coudre est une pièce de musée ! L'appareil de photo n'est pas le vilain dentier qui sort de son verre d'eau à l'heure des repas, c'est un outil qui permet la matérialisation physique, privilégiée du regard.

Tout cela étant bien clair, je ne pouvais, ce jeudi 21 novembre 1996 à 16 heures 30, supporter cette situation d'amputé, désarmé pacifique, d'impuissant. J'ai donc acheté aussitôt au coin de la rue François Miron, un mignon fixed focus 35 m/m FUN Kodac avec flash, le tout jetable, dans son carton jaune, chargé en Kodacolor Gold 27 poses (pourquoi 27 ?), coût: 85 francs. J'ai respiré, j'avais "de quoi", aukazou une belle femme arabe viendrait à passer par là avec un fer à repasser sur la tête, crachant sa vapeur comme un dragon domestique.

Quatre-vingt-dix minutes plus tard. 18 heures, je remonte chez moi. Ma serrure résiste bizarrement. J'arrive cependant à ouvrir ma porte blindée (blindée, quelle foutaise!). Dans l'entrée, je trouve avec étonnement les brosses à chaussures posées bien proprement les unes à côté des autres, bien parallèles, sur le tapis, devant la porte sans porte de la cuisine; au repos, elles sont normalement toujours rangées avec cirages et chiffons, dans une boîte en bois posée en haut de la bibliothèque de l'entrée. LE JEU DE PISTE COMMENCE, Allonzy Alonso ! Et je me dis, "bis repetita", MERDE, LE LEICA ! (J'en avais acheté un autre après le vol N°1)

Jusqu'au bureau-salon-salle à manger-etc, aucun désordre, aucun placard crocheté ou béant. Rien, à première vue d'anormal.

"MIRACOLO!" ce cher LEICA M6 est toujours là où je l'avais laissé une heure et demie plus tôt. C'est toujours ça de pas pris, mais un peu bizarre quand même, ce respect de l'outil de travail...

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