Mémoires Charbonnier: lettre de remerciement 53

Quand on fait l'amour, très bien, violemment - je déteste cette expression "faire l'amour", niaise et qui se veut précieuse - il arrive un moment où l'on perd conscience de tout, on ne sait plus très bien qui est qui, d'autant que 1+1=1. On n'a pas à aimer l'autre, on aime l'amour, c'est tout. Si j'avais découvert cela plus tôt, j'aurais abordé mes amours sans inquiétudes. Et je pense bien plus souvent à l'amoureuse des nuits câlines qu'à Lady "First Time". Est-ce injuste?

Nue, au pied de mon méchant lit, vêtue de ses seuls escarpins noirs à talons hauts, les yeux souriants et joliment cernés, Christiane m'a dit, comme si cela était un rituel obligé: "Tu vas m'écrire une lettre, hein?" -"Mais oui, mais oui!", mais pourquoi Diable, me demandais-je? Et elle est partie, sans blague, toujours nue, sous son manteau bordé de fourrure noire, rejoindre son vieil amant, un peu flic. Comme dans les romans, comme dans "Remous", l'admirable film, débordant de désir sexuel, d'Edmond T.Gréville, avec Jean Galland, Jeanne Boitel et Maurice Maillot.

Qu'a-t-elle bien pu lui dire à cet homme?

L'odeur de l'amour intense ne trompe pas, alors n'étais-ce pas une provocation délibérée, au-delà du pervers et désabusé, "tu me raconteras", ou plutôt une source d'excitation furieuse dont elle lui faisait cadeau en se donnant à lui, encore brûlante, et dont elle profitait furieusement. Donc, nue sous son manteau, normal; et prête à enchaîner les deux plaisirs. Normal? Etrange, non? (bis) Drôle de jeu !

Alors j'ai fait, comme un devoir de vacances insipide, une lettre dont je ne me souviens pas, idiote, conventionnelle. Cette lettre forcée écornait le côté malgré tout poétique de cette rencontre essentielle. J'étais trop jeune dans l'insolence, sinon je lui aurais envoyé une lettre insensée et crue et dégoulinante de remerciements cunilingustiques, une lettre d'amour différent, différente. Cette lettre-là l'aurait sûrement fait bander.

Ma lettre, c'était: "Lettre à une jeune femme experte, qui s'est aimablement dévouée, pour un jeune con en retard sur la vie". Le pourquoi de ce dévouement n'était-il pas expliqué tout simplement par la classe supérieure de cette jeune femme, alliée à sa gentillesse, bien plus que par une banale curiosité, et puis je n'étais pas trop moche, ni mal roulé, ni craddo, à vingt ans !

Malgré tout, aujourd'hui, j'ai encore des remords d'avoir ressenti les choses ainsi et de m'être appliqué, sans y croire, en rédigeant LA lettre de remerciements. J'ai horreur de dire merci, surtout si on me le demande, et même si cela est justifié.

A cette page d'écriture non-affranchie, j'ai très spontanément ajouté un "keepsake", un cadeau-souvenir, quelque chose de très joli, de rare et surtout à quoi je tenais beaucoup: les boutons de manchettes en argent d'un jeune Officier de Cavalerie oublié et non-connu de moi. Je regrette aujourd'hui non pas le geste, mais terriblement ces petits boutons que je crois n'avoir jamais portés. La révélation qui suit n'arrangera rien. Je me suis, sans m'en rendre compte, punie moi-même. J'ai l'impression d'avoir essayé d'effacer une assez vilaine pensée par le trophée d'une petite mauvaise action.

Que sont-ils devenus ? Ils ont du voyager. Qui les porte, aujourd'hui ? On m'a dit, il y a, il y a, des années qu'ELLE était partie en Louisiane.

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