Memoires Charbonnier: Picasso, Poilus, Hugo 57

A 15 heures, le Fort de Douaumont fut repris par les Tirailleurs Marocains. Merci Général Lyautey, Lieutenant-Colonel Flick. Après qu'ils se soient battus contre nous, ces remarquables et farouches guerriers-nés ont, grâce à vous, choisi, après le Moyen-Orient, de se battre, pour un temps, à nos côtés, en soldats, sur une terre inconnue et inhospitalière, nous apportant la plus désirée des victoires. La terre de leurs ancêtres les Gaulois !

Au cours de la Grande Guerre, les tirailleurs marocains et algériens eurent 29300 tués, 8900 disparus et 3600 prisonniers. Les tirailleurs sénégalais: 26700 tués, 7500 disparus, 1000 prisonniers. Pour Verdun seul, 6500 morts et disparus "Coloniaux".

"Alors, vous avez dit bougnoules, bicots, rats, arbis, bamboula, négro, mal blanchi..? Vous avez dit merci ?"

Comme l'oncle Louis, le frère de mon Père, tué le 10 novembre 1918, ce poilu-là non plus ne méritait pas de mourir juste un peu trop tôt. On appelle ça: "mort à l'ennemi", ou "mort au champ d'honneur", ça s'appelle MORT, tout court, et dans une scandaleuse et abominable boucherie de huit millions sept cent mille victimes, dont un million trois cent quatre vingt dix mille Français. Poilus ? Parce qu'ils n'étaient pas très bien rasés, ou pas du tout ? Non pas. Dans le Petit Larousse de 1933, on peut lire: "POILU: velu, couvert de poils. HOMME FORT OU BRAVE. Soldat de la grande Guerre". Voilà. On aurait quand même pu trouver un surnom plus tendre, plus poétique.

Je n'aime pas la peinture de Picasso, je n'aime pas l'individu Picasso, semeur de malheurs et de mort, mais aussi de belles phrases; mais je déteste celle-ci: "La guerre est une grande bataille de cocus !" Que ne l'a-t-il dit aux officiers allemands qui, venaient s'incliner devant son talent, dans l'atelier bien chauffé de la rue des Grands Augustins, pendant l'Occupation. Voyant épinglé sur le mur une reproduction de son célèbre "Guernica" (à l'abri, au Musée d'Art Moderne de New-York), un des officiers nazis lui demanda: "C'est vous qui avez fait ça?" et Picasso répondit: "Non, c'est VOUS!" Colossale vérité, colossal culot.

Notre Général ne vivra pas de cet étrange frisson d'extase divine qui parcourut, dit-on, les hommes quand ils virent Douaumont sortir du brouillard comme une montagne sainte, cet extraordinaire arrêt unique du conquérant devant sa conquête. Les "Marsouins", le ressentirent certainement; de mes chers Goumiers, en existe-t-il encore un pour me le dire...

Le Général Guyot de Salins, dans son ordre du jour avait dit:..."A la ...ème division, déjà illustre par ses brillants faits d'armes sur l'Yser... incombe l'honneur insigne de reprendre le Fort de Douaumont. Zouaves, "Marsouins", Tirailleurs, Marocains, Algériens, Sénégalais, vont rivaliser de courage pour inscrire une nouvelle victoire sur leurs glorieux drapeaux. "Il avait vu juste. Ce sont bien elles, ces troupes coloniales, de toutes les Afriques, du Sénégal au Maroc qui donnèrent cette victoire de légende, qui consacrèrent ce culte étrange en arrachant aux Allemands cet amas de ruines sacrées.

Le Général Mangin reçut la plaque de Grand Officier de la Légion d'honneur des mains du Président Poincaré. La Croix de Commandeur fut donnée au Général Salins et au Colonel Hutin, remplaçant instantané de notre Général mort. Poincaré remit la Croix de la Légion d'Honneur au drapeau du Régiment Colonial du Maroc, du Commandant Nicolaï, qui, renforcé de troupes sénégalaises et somalis, enleva les premières tranchées allemandes et s'empara du Fort.

On ne peut échapper à l'emphase quand on se permet d'approcher avec respect, mais stupéfaction, horreur et admiration, une période de notre histoire, d'une incontrôlable folie, grandiose, démesurée, mais sanguinaire.

C'est l'Homme, le vieil homme d'alors, pauvre fantassin, abusé, épuisé, le seul vrai vainqueur, puisqu'il réussit à redevenir quand même un être humain; mais il pleure aussi sur sa victoire, debout sur le charnier informe de ses camarades de misère dans lequel il s'enfonce. Il y a, en négatif, un autre vrai vainqueur, insatiable, le même qui gagne à tous les coups: la mort, pardi !

Les hommes d'aujourd'hui ne sont plus comme cela. Toujours volontiers sanguinaires, mais plus jamais grandioses. Ni les grands, ni les petits. Heureusement, il y a encore les animaux, les bons chiens, les beaux chevaux, les braves ânes, les colombes, tous les animaux, fidèles, attentifs, confiants, affectueux, mais eux aussi meurent à la guerre, affolés, sans comprendre pourquoi on les tue. Et tant pis si je fais un mariage contre nature entre Barbusse, Déroulède, Romain Rolland et Benjamin Rabier.

Sem, le célèbre et talentueux caricaturiste de la "Belle Epoque", de Maxim's et de Deauville, fit très honnêtement de gentils croquis de guerre, lors de ses "excursions" (dixit lui-même) au front. Daumier, Goya, Jérôme Bosch, Edvard Munch, Steinlein Gus Bofa, sont eux, aussi, toujours là où rodent le drame, l'injustice et la mort. Plus tard (1941-1945), Bill Mauldin, sous-off' combattant habillera la misère des G.I. d'un humour résigné. 

Et voici que Sem, avec une salutaire légèreté, nous fait partager dans "l'Illustration" une charmante, totalement improbable et joyeuse rencontre. Au hasard du front, "O" miracle ! Il tombe nez à nez, à quelque cent mètres des "Boches", sur un ami de sa vie mondaine, qui, à sa vue, émerge du fond de son trou de rat: le Sous-Lieutenant d'Infanterie Georges Victor-Hugo, petit-fils du même ! Avec sa barbe et ses cheveux blancs, son front énorme, unique, la ressemblance avec le grand'papa-monument est confondante.

Son génial grand'père savait, en se jouant, faire jaillir d'un pâté d'encre fraîche, de noirs donjons élancés et maigres, des gargouilles et des cathédrales aux gloires de rêve. Comme lui, il réalisait de merveilleux et vivants dessins, MAIS, lui, chose rarissime, les faisait, pendant le combat, tout en commandant ses hommes; il faisait des croquis hâtifs, fébrilement, "en serrant les fesses" disait-il, au crayon, qu'il reprenait ensuite au stylo, dans sa cagna, à cinq mètres sous terre; il les coloriait avec du jus de tabac, du café sucré, de la craie, du vin rouge.

Ses superbes dessins montrent, "instantanéïsés", tous les aspects du champ de bataille, les arbres ossifiés, les attitudes extrêmes des hommes, les vagues d'assaut sous les tirs de barrage, les vieux cadavres mouillés. Ces dessins-là sont pris dans le vif-vécu du sujet, comme Robert Capa le 6 juin 1944. Ils sont élégants, saisissants de réalité, d'humanité, de mouvement. Ils font penser à Steinlein et à Forain. Ils ne sont pas sinistres et désespérés comme ceux de Scott, admirables il est vrai de puissance et de noire dureté.

Mais l'ombre du colosse vénéré interdisait au trop modeste Georges Hugo, de sortir de l'obscurité et nul ne connaît son réel grand talent de peintre et aussi d'écrivain délicat.

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