Frères Natanson et Pologne, mémoires 63

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Annette et Adam Natanson, mes arrière grands-parents polonais eurent quatre fils: Alexandre, Thadée, Léon et Alfred, mon grand-père maternel. A Varsovie, la maison de famille était une banque.


A Paris, ce furent successivement un hôtel particulier avenue de Friedland puis un autre au 85 rue Jouffroy. Qu'est-il advenu aujourd'hui du petit hôtel de mon arrière grand-père, de la grille noire, des vitraux de l'escalier, du jardinet et de sa pièce d'eau propice aux cousins. Peut-être comme beaucoup de ses pareils dans ce quartier cossu et silencieux, porte-t-il une plaque de grande licence sur la porte-fenêtre de sa cuisine en sous-sol, lanterne rose. Peut-être, comme tant de lieux discrets et bien pratiques, est-il répertorié dans les dernières pages des hebdomadaires-conseil en spectacles, loisirs divers, et endroits de plaisir. 

En clair, peut-être est-il une de ces maisons de passe chic, une maison de rendez-vous comme celles de la rue Henri Rochefort, pamphlétaire, de la rue de Prony, physicien, rues sans joie, désertes, de mon enfance. Cela me plairait assez qu'une certaine désinvolture "Belle Epoque" facile rejoigne une nouvelle galanterie parfumée fin de siècle (XXème siècle).

Il n'en est rien. En 1970, le 85 fut démoli, et à sa place, Jean Sars, architecte, construisit un grand et bel immeuble moderne en tubulures métalliques, admiré et classé comme exemplaire unique d'avant-garde. Il s'y niche aujourd'hui des bureaux de compagnies d'assurances, d'électricité, d'immobilier. Fini les habits noirs et les gardenias, vive la pause-cafet' ! Rigolade monstre assurée !

Ces fastueux grands-parents louaient aussi parfois, pour les vacances, le petit château du moulin de Longchamp, tout près de la  "Cascade", quand le Bois de Boulogne était encore un peu la campagne.

Annette Vaillant, ma mère raconte:"Dans la salle à manger sombre de la rue Jouffroy, on passait des rince-doigts en cristal bleu foncé. Le vieil Alphonse, qui avait une laryngite chronique, servait encore à table. C'est lui qui, des années plus tôt, avait parlé pour la dernière fois à oncle Léon, rentrant en habit, après l'aube. Dans la matinée, on avait entendu une détonation: oncle Léon venait de se tuer. Il avait vingt-trois ans, il était beau. 

Marie Quinault, la femme de chambre, s'était précipitée. Elle avait élevé mon père et m'avait patiemment obligée à manger des épinards. Alors il était déjà passé le temps où chaque soir elle préparait sur les lits des garçons l'habit noir, le gilet blanc, un gardénia. La boutique de la fleuriste - Zagrodska - existait toujours, rue Jouffroy, dans mon enfance.

A la maison, dans un tiroir de la petite table de chevet de Papa, j'avais découvert en furetant, à côté de boutons de manchettes et d'une montre en or arrêtée, un petit revolver. Mais pour moi qui ne l'ai pas connu, "mon oncle Léon", c'était, sur la cheminée, la photographie d'un jeune homme brun que je regardais avant de m'endormir.

Cet oncle Léon était un séducteur, un charmant enfant gâté, un peu neurasthénique, disait-on, comme son grand frère Alexandre. Un chagrin d'amour l'avait tué, disait-on. Quand on me parle d'un défunt et que l'on me demande de quoi il est mort je réponds toujours:

"Et bien, il est mort de la mort". Léon, lui, était mort de la vie.

J'ai porté pendant quarante-ans ces ravissants boutons de manchettes en or légèrement martelés; je ne les mettais qu'avec une chemise de smoking. Ils auraient écrasé tout autre vêtement plus modeste. Ils dormaient, dans du papier de soie, dans une petite boîte de bijoutier en carton blanc; ils étaient dans le premier tiroir de mon semainier, à côté de LA boîte ronde Dunhill contenant tous les autres boutons de manchettes. 

Dans une autre petite boîte, carrée, dans un petit nid de coton hydrophile, j'avais déposé la petite montre-gousset en or, très plate, pour laquelle j'avais fait faire une clef à remonter, comme l'ancienne, égarée. Je venais souvent la regarder, la prendre dans ma main, et je pensais à mon cher grand'père à qui elle avait donné l'heure, et qui portait aussi, quand il sortait, nos jolis boutons en or.

Je tenais beaucoup à ces souvenirs; ils étaient les plus beaux cadeaux que ma mère pouvait me transmettre.
Ce n'est qu'en 1998, cent ans après la mort de l'oncle Léon, que j'ai découvert, en lisant le récit de ma mère, que c'était du jeune homme brun désespéré, que j'avais hérité ce précieux bijoux, et non, en fait, de mon grand-père.

Je me suis senti alors, embrassé jusqu'au coeur, appelé, ensorcelé comme par des sirènes aux bras tendus, attiré, sans défense, vers cette Pologne romantique disparue, cette famille élégante et cultivée, insouciante et flambeuse, enthousiaste ou dépressive, fin de siècle, exotique.

Quel dommage que je n'ai pas été habité par tous ces oncles et cousins merveilleux, lorsqu'enfin je suis allé à Varsovie, en 1980. Je ne me rendais pas compte, enfant, à quel point mon cher grand-père était tout cela, lorsque j'habitais avec lui, et ma grand-mère Marthe Mellot, comédienne, 169 Boulevard Malesherbes.
Mes trois filles ont-elles tout cela en elles?

Eglantine, peut-être. Elle voulait aller en Pologne, elle y est allé. A Varsovie, elle a cherché. Elle ne les a pas trouvés dans le guetto où les Polonais eux -mêmes les auraient parqués. Elle ne les a pas vus à Oswiecim, en Allemand, Auschwitz.

En 1980, à Varsovie, j'avais bien rencontré des cousins Natanson. Ils avaient une auto, et des cigarettes et ils m'ont invité à déjeuner dans un club littéraire fort agréable. Ils n'avaient que faire de ma cartouche de Philip Morris. C'était au temps des lunettes noires du Général Jaruzelski... et huit jours avant Gdansk. Ces cousins-là étaient, à mes yeux, très loin, d'Adam et Annette, mes arrières-grands-parents, photographiés en compagnie d'une cousine, très élégants, très ressemblants dans un chaud décor Second Empire, méridienne et capitons; très loin de moi. Tant pis.

Le Père Ubu se trompe un peu seulement quand il dit: "Cela se passe en Pologne, c'est-à-dire, nulle part." Comme on a chassé la Pologne de chez elle, elle est partout, c'est-à-dire, nulle part. Et il s'en est fallu de peu que l'Allemagne hitlérienne et la Russie stalinienne, victorieuses, "la mano en la mano", ne se la partagent en deux. 

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