Mon père peintre: Bauhaus et Canaletto 38

CUFF-LINKS N°2

Papa m'offrit, lui aussi, une paire de boutons de manchettes en cuir, ronds et joufflus, sans aucune raison particulière, lui qui n'en portait jamais. C'étaient ces petits objets qui l'avaient séduit, et non leur éventuelle utilité. Mon Père adorait les objets, les objets utiles dont il savait se servir, marteau, tenailles, scie, et pinceaux; et en particulier la scie égoïne, avec son nez allongé de malarmat (ou péristéthion, poisson très comique, au dessin psychédélique, pas très avenant). 

La formule indiscutable du Bauhaus, "La fonction prime la forme" était toujours présente dans sa peinture comme dans sa vie. Il commença en 1938, à Paris, un tableau qu'il peaufina et termina en 1943 à La Roche de Glun et que j'aimais beaucoup. Son titre: "Hommage aux outils", qu'est-il devenu? J'aime autant ne pas le savoir, car je le sais trop bien. Au fait, quelle bienheureuse jeune femme porte aujourd'hui les bijoux de ma grand'mère paternelle dont elle ignore le nom et le visage ?

Papa, avec sa rigueur, était un Mondrian figuratif, en somme, sans la touchante grandiloquence ni les bonshommes de Fernand Léger. Je n'ai reçu, quand il M'A quitté AUCUN tableau de lui. Aurais-je hérité de tous ses tableaux, qu'il n'en serait pas moins mort. Néanmoins il vit intensément en moi, comme en quelques-uns qui l'ont connu ou à qui je l'ai raconté.

Mon père ne m'a jamais quitté, il m'a promené. J'ai remonté avec lui, à pied, plusieurs fois, tout le canal de l'Ourcq, jusqu'à cette petite île, à l'embranchement du Canal Saint-Denis, où habite l'éclusier, avec une petite maison et un petit jardin, comme sur une mer de ville où il ne manquerait que le phare. 

Ainsi, en 1963, je suis allée photographier le Pont de Crimée, mobile, avec ses roues devant les entrepôts déserts, très noirs, londoniens, ou vénitiens, qui baignent dans le bassin de la Villette, là où Robert Doisneau a fait encore une photo si ressemblante de Jacques Prévert. J'ai attendu l'instant suspendu où il n'y a ni voitures, ni passants; l'harmonie des lignes, point.

Depuis très longtemps, j'avais souhaité trouver une ville d'Italie, autre que Venise, où je puisse me déguiser en Canaletto. Et ce fut, la même année, à Sabbioneta, géométrique ville endormie, chef d'oeuvre d'ordre et de beauté dû au Condottiere mégalomane et sanguinaire Vespasiano de Gonzague (1531-1591) où je me suis régalé d'architectures précises et où j'ai fait toutes les photos avec une chambre 4x5 inches sur pied, comme un peintre avec son chevalet. 

A Paris, dans le XIXème, sur le Pont de Crimée, avec la même agréable rigueur, j'ai voulu rendre, sans effort, un nouvel et modeste hommage à MON plus grand peintre, CANALETTO. J'ai donné cette photo à mon Père et il m'a offert le tableau de ce même endroit, fait des années auparavant. J'y tiens énormément.

Mon Père, sans le chercher, m'a appris à regarder et aussi à parler aux gens, m'a donné le goût de parler aux gens, et à tous, de la même manière.

Etais-je un jeune frère ou son clone? Son égoïstocentrisme bien naturel d"artiste", trop occupé par son "lui", sa peinture, faisait que tout allait de soi, il ne se posait pas de question. Ce qui est troublant, aujourd'hui est de savoir s'il était conscient et satisfait du fait que je lui ressemble, incroyablement, physique, démarche, attitude, et...égocentrisme ! Et aussi que je sache lui parler et que je ne lui fasse ni honte...ni ombre.

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