Revue Blanche, Tristan Bernard, mémoires 21

les grands parents maternels de Jean-Philippe Charbonnier
Marthe Mellot (2ème en haut) et son mari Alfred Natanson (1er devant): grands parents maternels 

Mes grands'parents avaient des amis formidables, dont certains étaient encore fort peu connus. En ce temps-là on avait des vrais amis, et passionnants. A l'époque de la "Revue Blanche", revue d'avant-garde fondée en 1891 par trois des quatre frères Natanson (Alexandre, Thadée et Alfred, mon grand'père), ils s'appelaient Henri de Toulouse-Lautrec, Bonnard, Vuillard, Renoir, Jules Renard, Seurat, Proust, Valery, Gide, Mallarmé, Vallotton, Félix Fénéon, Mirbeau, puis Sacha Guitry, Ambroise Vollard, Léon Blum, Tristan Bernard, et jusqu'à Georges Carpentier et sa petite auto doublée de velours à fleurettes. 

Pépé les photographiait sur des plaques 9 x 12 en verre, excellentes, précieuses et historiques images: Lautrec dormant dans sa chaise longue, Tristan en boxeur. Et ce fameux cliché du 10 septembre 1898 à Villeneuve sur Yonne, le jour de l'enterrement de Mallarmé. On reprocha à Thadée, Misia, Renoir,Bonnard et les Godeski, qui figurent sur cette photo heureuse, faite par mon grand'père, d'avoir pensé à faire une photographie, justement ce jour-là; ce à quoi ils répondirent que l'on n'enterrait pas Mallarmé tous les jours ! Des gens bien séduisants.

Lautrec poursuivait les guêpes avec sa petite canne, en criant "Taïaut ! Taïaut !". Alphonse, son père, adorateur de la Perse, et l'un des derniers chasseurs au faucon, chassait les mouches des draps avec un élastique autour de Lautrec, mourant, qui grommelait: "Quel con, mais quel vieux con!"

Misia et ma grand'mère Marthe Mellot, étaient abondamment photographiées et, bien sûr, peintes. Misia fut le modèle de Lautrec pour l'affiche de la "Revue Blanche". Fée dangereuse, rayonnante et sybilline, et très belle, elle était la première femme d'oncle Thadée.

Bien plus tard, à mon tour, je photographierai ces "grandes personnes". Je sentirai l'eau de Cologne de Monsieur Vuillard, la voix chaude, un peu enrouée de Léon Blum me serait paternelle, j'embrasserai Tristan, dans sa barbe, qui, du nez me demanderait: "Alors, comment vas-tu ?" et j'oserai encore le tutoyer. Il y avait eu la guerre, les étoiles sans lumière payées avec un ticket de textile.  Drancy, sauvé par Sacha et Arletty. 

Et, lui, en riant, au mariage de ma copine d'enfance Lulu Hessel avec le bijoutier Jacques Arpels, à Cannes, le 31 octobre 1940, me disait:"Drôle d'époque;on bloque les comptes et on compte les Bloch!" Cher Tristan, qui faisait revivre, à lui tout seul et pour moi tout seul mon cher grand'père, que j'ai mieux connu, vraiment, après sa mort, si jeune.

Tristan Bernard mourut, discrètement,
le dimanche 7 décembre 1947.

Il était bien loin le temps de l'anatomie comparée avec Lulu, dissimulés sous les étagères de pots de fleurs des serres du château de ses parents; nos culottes P.Oh'P.B. étaient entrebaillées sur des petits machins de rien du tout, imberbes, dans l'âcre odeur enivrante des cigarettes à l'eucalyptus; lointains nos petits rires de surprise, un peu niais. 

Il était loin le temps du patinage sur les étangs gelés du parc, avec Marie-Claire Schreiber, qui faisait battre mon coeur avec ses joues fraîches, ses pommettes toujours roses de bonne santé et, irrésistibles, ses sourires à fossettes. Marie-Claire, toujours fidèle en amitié, même si, lointaine, si, institution, et si irréprochable comme feu SON Pierre Mendès-France.

Il n'était pas encore là, sur ce dernier rivage ensoleillé, le temps des fuites en tous sens, où l'on rigole quand même, où l'on "carpe diemise", sinon on claque. Le temps de l'explosion des exils, lointains, glorieux, minables, ou honteux. Ou simplement chaleureux et paisibles, comme pour moi, dans les bras solides de la dernière démocratie d'Europe, la Suisse.

1943. En France occupée, un couple d'Israélites veut fuir la peur, l'horrible étoile jaune, les wagons à bestiaux dont on ne revient pas..."On pourrait essayer de partir au Canada, ou au Mexique, filer au Portugal par l'Espagne, en Amérique..."dit la dame, qui n'en peut plus d'angoisse.- " Oui, pourquoi pas, lui répond son mari, oui mais c'est loin, tout ça ! " - " C'est loin, oui, mais c'est loin de quoi ? " Telle fut la réponse de la dame.
Ils ne sont jamais revenus.

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