Shiva, Bouddha et le 2ème cambriolage 69

Le personnage principal de ce petit monde très personnel est une statuette en bronze, représentant Shiva. Citation vieux livre J.Ph. Ch. 1961..."En Mongolie Extérieure, le Grand Lama me donna rituellement son écharpe de soie bleue, merveilleusement passée: politesse, calme, gentillesse et quand même un clin d'oeil.
En partant, les photos faites, un bonze me glissa en douce, et avec force salutations, une ravissante statuette ancienne de Shiva. Je ne leur avais donné qu'un numéro de "Réalités", pourtant; mais j'étais pour eux le voyageur d'autrefois qui a traversé l'Asie à dos d'Illyouchine et qui apporte un beau livre et un sourire de son pays."

Bien entendu, j'avais pu faire pendant leur office toutes les photos que je voulais avec la merveilleuse lumière oblique d'hiver du désert de Gobi et je fus ensuite tout naturellement invité à prendre le thé au beurre rance, spécialité locale, par le Grand Lama sous sa yourte en feutre. Cette statuette de Shiva concentrait en elle toutes les rencontres bénéfiques faites en Orient.

Ainsi, à Bangkok, je fis poser un vieux bonze vêtu de safran pendant quatre heures, immobile, et seul avec moi dans le Temple de Wat-Arun. Nous n'avions aucune langue en commun, et les heures passaient, silencieuses, et il était de plus en plus serein, aérien, "en lotus" et digne au milieu de la pagode; il se confondait en impassibilité avec le géant Bouddha doré assis au-dessus de lui. 
 
Leurs rayonnements paternels confondus m'offraient, dans ce qui n'était plus un travail, une sérénité inusitée, et faisaient que je n'étais même plus gêné de lui prendre son temps; je m'affairais autour de mes outils, lui de ses pensées. (J'utilisais une chambre Master-View Kodac 4 x 5 inches et une torche Heiland alimentant trois extensions pour lampes bleues au magnésium).

Je pensais à lui et je suis sûr qu'il m'aidait en pensant à moi.

C'était un échange de bons procédés. Quand la photo fut terminée, nous ne fîmes que semblant de nous quitter.

Ainsi à Tokyo, j'ai là aussi passé une après-midi entière avec un calligraphe romantique; il dessinait ses admirables lettres inspirées, je le photographiais ce faisant. Tatamis, sojis, vue sur petit jardin japonais, très bonzaï. L'élégance de ses gestes précis me fascinait. Il ne parlait que le japonais, donc pas une parole.

Nous nous faisions d'imperceptibles signes de tête; je pensais très fortement à ce que j'aurais aimé lui dire, et je sentais grâce à un puissant magnétisme à double sens qu'il me répondait. En partant, "domo arrigato gosaimasta!", inclinaison de la tête et du buste de rigueur. Je me rendis compte alors, et nos sourires complices d'adieu le confirmaient, avec une subtile et bien japonaise délicatesse, que nous avions conversé ensemble, tout l'après-midi, d'esprit à esprit.

Ainsi à Rangoon. Dans la pagode de Chwedagong, je n'avais pu résister au plaisir sacrilège de photographier un jeune bonze entrain d'astiquer, un bidon géant de "Brasso" à la main, un grand Bouddha en bronze au sourire de Mona Lisa. Le frère frotteur prit la chose avec grâce et complaisance. Hélas, mon film une fois développé était totalement vierge. Le Dieu Bouddha, avec un clin d'oeil, avait mis sa main invisible devant mon objectif !

Tous ces cadeaux, c'était hier. L'Orient nous apprend à ne pas oublier, à garder en nous la présence qui est bien autre chose que le souvenir.

Un feuillet machine de rêves retrouvés, mais le plexiglas qui protège ce jardin pas du tout secret oscille comme un roseau, entrouvert, et Shiva n'est plus là. Il reste les bagues marocaines que j'avais passées sur ses mains et ses bras, le petit rameau de buis béni de l'église d'Argentière, l'épi de blé. Le "visiteur" avait-il voulu s'approprier un objet de valeur ? Je ne crois pas. Avait-il voulu me signifier que cette divinité n'avait rien à faire chez moi, avait-il voulu empêcher une aimable possession à double sens, m'enlever une matérialisation de l'esprit ? Ma foi.

Mais le coup au coeur était raté, car l'âme était restée. Dieu est partout et on n'a pas besoin de temple pour ce que l'on appelle prier. A sa place, il y a maintenant une photo à la taille, coloriée en doré. La présence est d'autant plus forte qu'elle est invisible. (MM Beurdeley, experts réputés, m'ont dit, au vu de la photographie, qu'il s'agirait d'une divinité du Népal en bronze doré, probablement Usnisavijaya, du XVIII-XIX ème siècle).

Le lendemain seulement, je m'aperçus de la disparition de la pendulette d'officier de ma Mère, en bronze, aux vitres biseautées, ancienne, avec une petite poignée. Encore huit jours plus tard seulement, je m'aperçus enfin qu'une statuette érotique naïve en bronze avait disparu. Africaine à genoux fellationnant un Africain bien charpenté, oeuvre d'un Légionnaire très doué, ex-amant d'une ex-femme de ménage 1930... La voracité bronziphage s'arrêtait là.

Les chandeliers Empire, le briquet de la guerre de 14 taillé dans un obus, le superbe cendrier des Wagons-Lits, les poignées de porte sur mesure de John Devoluy, tous étaient présents au bataillon.

La curieuse association Shiva+Pendulette+African blow-job, "absentee without leave", ne pouvait être qu'une subtilisation rituelle et très probablement le fait d'une femme. Cette présumée femme, comme les auteurs du vol N°1, connaissait parfaitement les lieux et venait y chercher des objets chargés de sens, sans rapports apparents entre eux, qu'elle voulait non pas VOLER, mais faire disparaître de chez moi. Ces objets avaient donc sûrement des liens très particuliers, bénéfiques ou maléfiques, avec elle.

Mais, ce faisant, me concernant, que voulait-elle effacer, et pourquoi maintenant ? Un solde de tout compte était-il la signification de son acte ? Voulait-elle simplement m'emmerder ? Non, c'est trop simple. Me faire me poser des questions, "may be". Et je suis encore gagnant, j'adore les devinettes. Je ne suis ni iconoclaste, ni intellectuel. Les yeux voient, mais le cerveau enregistre, décrypte à retardement, d'où la découverte échelonnée des disparitions.

Il fallait bien connaître mes habitudes, bien surveiller mes allées et venues rapides, ce jeudi 21 novembre 1996, "opérer" prestement en terrain connu, et ensuite "déguster" le récit de ce que l'on connaissait encore mieux que moi...

J'attends, je ne cherche pas, je trouve; alors un jour, je dénouerai l'énigme.

Je réalisais enfin que cet acte rituel avait été exécuté avec soin et ensuite respect pour ce qui n'était pas seulement des objets: ils avaient été en effet soigneusement enveloppés dans un très amusant et joli torchon reproduisant l'affiche de 1895 de "La Revue Blanche" par Lautrec: on y voit Misia, la femme d'oncle Thadée, dans une robe bleue à pois rouge, manches à gigot, manchon et grand col de renard argenté, large chapeau à voilette avec un panache immense de plumes d'autruche. 

Ce torchon-litho parfait à 20 francs, made in France, acheté dans un piège à touristes de la rue d'Arcole, séchait paisiblement dans ma cuisine. Je me souviens qu'il y avait bien longtemps, en 1978, période personnelle très dure, j'avais vendu médiocrement une affiche, cette affiche, et sans regret car en très mauvais état et toute marron foncé.

Je n'échapperai donc jamais aux Natanson les magnifiques, à leurs amis procréateurs géniaux, à cette Pologne qui a vu passer Napoléon. C'est très bien comme cela, et c'est héréditaire. La boucle du rituel n'est-elle pas ainsi bouclée ?

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