Toulon souvenir: Bazar des mécaniciens, 34


Avant la guerre, un petit garçon comme il faut, pour aller en visite, portait, sous son veston croisé, et avec ses culottes courtes, une cravate régate nouée sur une chemise à boutons de manchettes. Il avait horreur de ça, je le sais, j'y étais.


Futilités. Ma Mère, en ce dernier été faussement paisible m'emmena à Toulon, au Bazar des Mécaniciens, sur le Quai Cronstadt. Là se fournissaient en tout, s'habillaient les marins de tous grades de "La Royale" et aussi les artistes (Bébé, Papa, Kisling, Léonide Berman), et leurs "dames" qui lançaient la mode sans le vouloir: maillots rayés bleu et blanc, vareuses blanches de matelot à col marin, pantalons de toile blanche à pont, au bas évasé et retroussable pour laver les ponts des bateaux, cabans, calots, et bonnets à pompoms.

Et, dans ce bric à brac moyen-oriental, on trouvait aussi des "vues" et des cartes postales sentimentales coloriées, sépia ou virées en rose avec la jeune recrue de la Marine et sa dulcinée, chastement enlacés et les lèvres carmin, sur un fond en dégradé de navires de guerre. Et des tranches de tronc d'arbre avec les mêmes couples énamourés, plus un cuirassé dans la baie d'Along, le tout rehaussé de peinture à l'huile..."Ma Tonkiki, ma Tonkiki, ma Tonkinoise..." 
Enfin d'extraordinaires compositions-sculptures surréalistes faites de grandes conques, strombes et porcelaines, d'haliotides nacrées, collées les unes aux autres, et semées de petits cônes, delphinules et mitres, de branchettes de corail artificiel en caséine vermillon; le tout abritait une ancre de marine-thermomètre dorée avec vrai cordage en ficelle tressée, et, indispensable, la petite photo interchangeable, vue générale du port, avec écrit en anglaise: "Souvenir de Toulon".

On y trouvait aussi des galons, des insignes et des décorations. Mais, le plus joli souvenir était un délicat porte-plume au manche d'ivoire, ciselé en dentelle, dans lequel était logée une microscopique loupe où, l'oeil collé, on pouvait voir quatre minuscules photographies noir et blanc de Toulon... ou de Lorient ou de Brest. Le téléphone sonne toujours, mais dans ce haut-lieu aujourd'hui déserté, personne ne répond. 
Les deux vieilles dames propriétaires, fatiguées, sont parties mais ont choisi de laisser leur raison de vivre en l'état; les vitrines cependant, garni comme autrefois, que la poussière endort peu à peu, arrêtent les regards surpris ou attendris des passants familiers soudain figés, eux aussi, dans le passé...

Ce sublime magasin centenaire d'uniformes et de bimbeloterie était à la Marine, ce qu'était pour les éleveurs de bétail, le "Cattleman supply store", de moins en moins achalandé, car situé à l'entrée des abattoirs morts de Chicago, aux hectares d'enclos désormais vides à jamais de quelque animal que ce soit. 
Ou "RYON, Saddle Ranch supply", dans le vieux Fort-Worth (Texas, the lone Star State), sous les auvents en bois, comme dans les Western; RYON, le fournisseur préféré des gros propriétaires terriens éleveurs et de leurs vachers (en anglais: cow-boys): selles et vraies santiags mexicaines aux talons taillés en angle pour les planter en terre et résister à la traction de l'animal attrapé au lasso. 

Et aussi des protège-cuisse en cuir à franges, des vrais Jean's dont on retourne, et non coud, le bas, bleus (de Nîmes) ou blancs exclusivement; tout pour l'homme Marlboro, été comme hiver, le vrai cow-boy mort d'un cancer du poumon, parce qu'il ne savait pas lire. Quand il a hurlé, c'était trop tard!

Des crétins emmanchés ou endimanchés trébuchent en canard sur les trottoirs de la Goutte d'Or, chaussés aussi de bottes du Far-West, quand vient la nuit, mais ce ne sont que des pseudo Tony Lama, aux talons sur-biaisés, décorées de folles piqûres multicolores, comme un vieux juke-box. Ils mélangent tout en se coiffant d'une casquette d'arbitre de base-ball, marquée N.Y., la visière à l'envers, mais sans la grille de protection devant la figure, et pourtant...

 
La chemise de nuit de surfeur, le pantalon à cul pendant d'éléphant, les Nike pourries triple semelle décorées auto-tamponneuses, sont leur autre triste uniforme, provoc crasseuse et conventionnelle, assortie d'une batte de base-ball, encore et de la casquette renversée collée-vissée. Seuls Chico ou Harpo réussissaient dans l'extravagance vestimentaire, multicolore et joyeuse.

Sommaire