Travailleuses et domestiques, Marguerite 43

Monsieur Pilou, comme disait Eugène, le vieux maître d'hôtel intermittent, Savoyard de Pontcharra, ruiné par le P.M.U., avait repris du service; Monsieur Pilou, donc, en plus de ce septuagénaire remarquable qui n'arrêtait pas d'essuyer une poussière invisible, disposait également de Marguerite.
Cette bonnatouffe sérieuse, fidèle et résignée-grognon, avait remplacé, quand j'avais douze ans une autre personatouff, un peu salace, qui me faisait d'innocentes gâteries-desserts réprouvées par ma Mère et dormait dans une chambre contiguë à la mienne; je l'entendais se laver au "Palmolive" ordinaire et surtout je sentais son parfum très différent des Guerlain maternels, mais pour moi, inconsciemment, plus troublants.

J'ai toujours aimé l'odeur chaude des femmes qui travaillent: les filles des filatures, à Roubaix, aux mains légères; les jolies boulangères, alertes et accortes; livrant des pains tout frais dans de longs paniers qui leur battent les cuisses, découvrant un genou, ou plus si affinités; les filles de ferme qui balancent du haut des chars à boeufs des gerbes de foin à la fourche; elles transpirent, saines mais impudiques, dans leurs courtes robes à fleurs à peine boutonnés, un bandana rouge comme leur bouche, autour du cou, pour les brindilles et séduire un peu plus.

Un congédiement soudain de cette domestique inespérée ne m'avait pas donné le loisir de profiter de gâteries hydrothérapiques probables et secrètement souhaitées, les "atouff", telle ma Mère, me lavant depuis toujours, tout nu, debout dans mon bain. Cette personne regrettée m'aurait  certainement expliqué, grand enfant sans défense et sans habits, "the birds and the bees", ce qui eut été bien préférable aux découvertes solitaires et banales; cela m'aurait fait gagner un temps précieux, et donné une maturité, précoce peut-être, mais qui aurait éradiqué une angoisse chronique, une révolte passive, et m'aurait permis d'être un très jeune homme en avance, au courant, donc armé.

Avec Marguerite, je ne risquais pas, et ma mère non plus, d'agréables surprises de ce genre. Marguerite me gâtait, si, en me donnant des plats entiers de cette purée de marrons que j'adorais et engloutissait gloutonnement, ce qui ne faisait qu'accentuer une somnolence irrépressible pendant les cours de mathématiques de Monsieur Dumarquet (le duettiste de Monsieur Brachet). 

Je siégeais de toutes façons tout au fond, tout en haut de cette classe de Math'Elem, du Lycée Condorcet, oublié dans un angle par ce petit homme qui d'ailleurs ne s'intéressait qu'aux forts en maths, donc pas à moi. Je dévorais donc en toute impunité et en toute quiétude, et en gloussant, les petites annonces de "L'Os à Moelle" de Pierre Dac:
 
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J'ai longtemps cru que cette brave Marguerite, toute dévouée à son service et au mien en particulier, était asexuée. Il n'en était rien. Longtemps après que l'exode de 1940 ait dispersé la famille, y compris Marguerite, nous apprîmes qu'elle s'était mariée. Bravo! C'était bien son tour d'avoir "son" bonheur.

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