Voyage à Moscou, Aragon au restaurant 60

A Pékin, je n'avais pu refuser à ma consciencieuse guidesse toutanbleu, délibérément sans attrait aucun, l'aumône timidement suggérée, d'un bain chaud dans ma salle de bains. Mais chère Louba, malgré mon offre amicale et romantique, d'une baignoire bouillante débordant de mousses hollywoodiennes ne pouvait accepter, car à chaque étage de l'Hôtel Metropol, une cerbère moustachue, style Mrs Nikita K., faisait en permanence ses gros yeux "niet, niet", empêchant toute visite.
Alors nous allions boire du chocolat chaud au Café Pouchkine ou dans des petits salons de thé. De retour à Paris, je lui ai envoyé des "ELLE", du fil et des aiguilles et de l'eau de toilette Extra-Vieille Roger et Gallet.

La liberté moscovite était telle, alors, que je devais faire partir mes films exposés par "la valise" (diplomatique).


Je n'avais pas les moyens de m'acheter une chapka en vison 1er choix pas chère, ni un téléobjectif de 500m/m à miroir également abordable. Alors je m'en fus musarder dans le grand magasin Goum. C'était désespérant de vide et de tristesse. Au rayon des effets militaires, je fis cependant quelques folies très très bon marché: des insignes genre pin's avec des drapeaux rouges en peinture émaillée, des gerbes dorées, des allégories musclées, mais surtout, j'achetais une douzaine de boutons de vareuse de soldat, avec une faucille et un marteau dans un étoile, gravés en relief.

Et bien entendu, à Paris, Marie-Théré, mon "atouff" espagnole du moment, précédant la vague portos jambes poilues, en fit des boutons de manchettes. Ils seraient forcément "détournées", portés à contre-emploi, très rigolos. Ce qui ne tarda pas.


Je dînais un soir, avec des amis, très théâtre du boulevard, gais et drôles, habillés "soir de générale", l'endroit:"Marius", rue des Fossés Saint Bernard, surnommé "La Grosse" - rien à voir avec Dame Biderman, épouse Choucroun, limonadière et chanteuse, ainsi surnommée par ses médisants bons amis branchés bien parisiens. 


De cet excellent restaurant, on garde longtemps un souvenir olfactif inexpugnable: l'odeur de graillon dont sont imprégnés les manteaux déposés au vestiaire contigu aux cuisines. Avec un costume bleu marine croisé, j'arborais lesdits boutons aux manchettes d'une chemise blanche; faucille, marteau, étoile, plus que visibles à l'oeil nu, mélange amusant. Et mes amis de s'esbaudire. Effet prévu.

Je m'aperçus aux demi-hors d'oeuvre, qu'à la table mitoyenne, à ma droite, dînaient deux Staliniens institutionnels célèbres, estampillés qualité URSS, Aragon Louis et Madame, dite Triolet, Elsa au regard perçant et soupçonneux; avec eux, un couple: visage carré fatigué, couleur chair maladive, nez épaté retroussé; pommettes hautes, grands yeux bleus, charme slave désabusé. Accent incroyable. Leurs vêtements étaient mal coupés dans de mauvais tissus; sans nul doute de classiques apparatchiks d'Europe très à l'Est, en "perm'" exceptionnelle. "Affirmatif", j'ai connu le modèle "in situ". 


Face à l'élégance parfumée, très "Vogue", du couple littéraire communiste aisé et bien arrivé, ils étaient un peu misérables, touchants. La conversation allait bon train, et les deux camarades d'importation se régalaient de cuisine bourgeoise et capitaliste. Comme il se doit, mes manchettes dépassaient juste ce qu'il faut de mon veston savillerowesque. Me tournant légèrement à tribord, j'ai accentué le dépassement, provoquant ainsi l'apparition de la sainte faucille et du saint marteau afin que mes chers voisins remarquent bien leur symbole chéri.

"Les yeux d'Elsa"! Ami ou ennemi, farce ou attrape !?!?!?


Feu (1953) Lavrenti, Pavlovitch, N.K.V.D. Béria serait entré soudain en personne, ressuscité, les mains pleines de sang, dans la salle du restaurant, mes quatre cocos voisins n'auraient pas été plus médusés et embarrassés. Ils accélerent leur dînette, ayant soudain perdu l'appétit. Lorsqu'ils quittèrent le restaurant, je m'affublai d'un masque impénétrable et impassible, Buster Keaton, qui fut pour eux un deuxième énigme. Ils me regardèrent; leurs visages étaient glacés. En partant, les deux présumés Russes osèrent un très prudent petit signe de tête dans ma direction. On ne sait jamais. C'était effrayant, ils baladaient la terreur avec eux.

Sans préméditation aucune, je venais d'assouvir une double vengeance. La police, l'Intourist, les fouilles maladroites des chambres d'hôtel, l'imbécibilité obtuse de l'administration, m'avaient trop fait chier à Moscou. J'en avais écourté mon voyage et, allant en Chine, j'avais fait, malgré la mauvaise volonté russe, un stop-over inoubliable chez d'autres communistes, ouverts, ceux-là, généreux et adorables, les Mongols d'Oulan-Bator.  

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